Chacun sait que Cyril Verde n’est pas un homme de confiance, ce qui constitue bien évidemment la saveur de toute relation le concernant. S’en remettre à Verde signifie qu’on accepte les règles d’un jeu mouvant, toujours redéfini selon la fantasquerie de son humeur, en savourant les positions périlleuses qu’il ne manque jamais de nous faire prendre. Je ne suis pas un vulgaire aventurier en quête de sensations primitives oubliées, allant puiser dans des missions absurdes le sel d’une existence depuis longtemps sans espoir d’un quelconque rehaussement, mais j’ai l’intime conviction qu’un véritable art de vivre est impossible sans une dépendance assumée vis-à-vis d’un Autre imprévisible. Convenons d’emblée qu’un amour ou une amitié quelconque ne peut qu’échouer à remplir les conditions nécessaires à une telle entreprise.
Il m’a semblé évident dès les premiers instants de notre rencontre que Verde incarnait parfaitement le moteur idéal d’un tel modèle.
Qui sait s’il se nomme vraiment ainsi ? Est-ce véritablement le poids de ce corps banal qui dicte la démarche qu’on lui connait ? Porte-t-il réellement les habits de Cyril Verde à chacune de nos entrevues ? C’est un puissant motif de jouissance qu’il offre à travers l’indécision permanente dans laquelle il nous tient.
Je connaissais Darius Salami, un homme simple aux velléités délicates, et dont je pressens les passions. Malheureusement, j’avais appris au préalable qu’il allait participer cette fois-ci, cause pour moi d’un grand trouble au point de voir ma venue remise en question. Non que Darius n’assume pas décemment le rôle qu’il s’impose à chacune de nos réunions, où il tend au contraire à exceller, mais cette annonce mettait à mal l’incertitude délicieuse de l’action à venir où me tenait l’ignorance des participants. Salami présent, je ne pouvais plus guère me voiler les enjeux de notre rencontre.
Un grand brun au regard froid nous devançait, dont l’allure supérieure n’affichait pourtant pas l’aplomb du meneur, comme s’il s’était plutôt agi de nous protéger d’une menace indistincte, nous vulnérables et serviles, qui pénétrions un par un à sa suite dans l’espace de jeu. L’endroit se révélait vaste, riche, complexe, magistralement choisi pour accueillir le produit de nos insoupçonnables caprices, suffisamment isolé pour ne pas craindre la distraction d’un quotidien trop fréquentable.
Nous restions silencieux.
Lorsque le sentiment d’éprouver l’instant critique parcourut enfin l’assemblée, chacun ayant engagé les forces qu’il savait devoir mettre en œuvre pour que sa participation eut un sens, le silence se rompit, et bien qu’il fut impossible à partir de là de déterminer avec précision les responsabilités inhérentes au développement de l’action, je vis que l’homme au regard froid gardait le contrôle du groupe, menant au gré de sa folie les membres de notre étonnant concile.
Encore une fois, Verde ne me décevait pas, et ajoutait à ma doctrine, qu’il illustrait avec brio, une validation supplémentaire. Dehors, le vent tombé laissait au loin l’agitation urbaine, je goûtai finalement la fraîcheur de saison en appelant Paul de la seule cabine téléphonique encore en activité.
Cyril Verde est bien le moteur idéal. En moi cependant grandit la confusion qu’engendre la constance de ses réussites, quand la surprise toujours renouvelée installe en nous une ténébreuse certitude qui sape le fondement même de notre pacte…
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