Je découvris ma vocation le jour où le rêve explosa.
Personne ne s’y attendait. Les comités envisageaient même à l’époque l’élargissement des structures existantes, prêts à tenter plus avant l’innovation technocratique, déterminés à repousser une fois encore les bornes de la contingence.
La région, jadis isolée, s’était développée de façon spectaculaire grâce à l’implantation du rêve. D’une campagne décevante de routine surannée, elle était rapidement devenue un pôle majeur de production d’imaginaire, qui n’avait pas tardé à irriguer les contrées voisines de formes inédites. L’initiative, d’abord autonome, avait dès ses débuts été soutenue – récupérée, disaient certains – et financée par les instances politiques nouvellement arrivées au pouvoir : après des années de désillusions nocturnes, d’amères utopies, elles entendaient offrir à l’inconscient du peuple la machine rassembleuse de ses espoirs épars.
Ç’avait été la toute première entreprise d’ancrage chimérique dans la réalité. Immédiatement, elle avait rencontré l’enthousiasme des travailleurs. Il s’était bien manifesté quelque oisif, poète ou déséquilibré pour s’opposer au projet, fustigeant la mécanisation de l’intangible, mais de conférences en assemblées populaires, les responsables avaient eu raison des objecteurs d’inconscience, et ils étaient finalement parvenu à endormir toute la population, préalable nécessaire à la mise en chantier.
Chacun s’était bientôt senti personnellement investi dans la féérie collectiviste à laquelle, dès les premiers résultats, une confiance aveugle avait été vouée. C’était devenu la fierté du peuple, l’emblème éblouissant du triomphe de l’homme sur sa nature. Peu à peu, l’idée avait fait son chemin et d’autres rêves avaient éclos de par le monde, essentiellement grâce au savoir-faire d’experts fondateurs dépêchés sur place. Les coopératives se montaient au rythme des discours rodés : l’internationale du rêve était en route.
La centrale initiale tournait alors avec un groupe réduit de techniciens, eux-même concentrés sur leurs prochains cycles de création collective. Quel fut l’incident déclencheur ? La commission d’enquête ne parvint jamais à le déterminer avec précision. On sait juste que la surchauffe du premier rêveur ne fut pas relevée à temps par la maintenance du soir. Dès lors, des ronflements inhabituels commencèrent à s’infiltrer au cœur du centre de production, se déversant dans les bassins de relaxation qu’ils polluèrent toute la nuit durant. Les troubles du sommeil finirent par entraîner une oxygénation de plus en plus irrégulière, puis l’étouffement progressif des blocs d’inspiration.
Dans la matinée, les gardiens prirent enfin conscience du danger. Trop tard : le rêve et la réalité étaient déjà entrés en fusion, mutant le dispositif en cauchemar. Les équipes se relayèrent en vain pendant des heures pour tenter d’endiguer l’altération, arrosant les rêveurs de berceuses et de somnifères. Rien n’y fit : le sommeil paradoxal était sévèrement atteint, projetant ses ondes delta sur la nature environnante. Ils durent bientôt abandonner les installations. Le rêve explosa peu avant midi, en un réveil assourdissant.
On évacua le terrain en urgence. Des villes entières furent essorées, les familles chassées de chez elles par les comités militaires, entassées par milliers dans les camions d’évacuation, traumatisées surtout par le brusque éclat du réel. Tout fut abandonné sur place, dans l’instant, sans possibilité de retour. On établit à la hâte des camps de fortune pour accueillir les déplacés. En quelques heures, un périmètre de sécurité fut entièrement nettoyé de toute présence humaine, rendu d’un coup à la nature pour les décennies à venir.
Cette zone, depuis, est mon domaine. J’y règne sans partage. Gardée par les nouvelles organisations militaires, il est interdit à quiconque d’y pénétrer. Mais j’ai mes passes. Je maîtrise ses frontières. Partout, des panneaux annoncent la mort aux resquilleurs : ils prétendent que personne ne peut survivre aux radiations oniriques extrêmes qui s’y mesurent. Ils mentent : j’y passe mes journées. La zone me fait vivre. Sa jungle me fascine. J’y pense sans cesse, elle m’obsède. Après la désertion de tous, elle est mon univers désormais. À moi, le reclus, l’anormal. L’insomniaque.
J’ai toujours vécu dans la région, bien avant que la folie créatrice ne s’empare des esprits. De lignée modeste, je connais le prix de l’effort, et l’ordre de la nature. Je n’ai plus de famille, pas d’amis, juste un labeur régulier pour le corps, et l’esprit campé droit et fier. L’isolement, longtemps subi, est maintenant mon rempart, ma taverne, mon aigle. J’ai vu les foules. J’ai goûté le ressac. Tenu à distance, j’ai observé les envolées, les sourires. Je n’ai rien dit, et l’on ne m’a rien demandé. Jusqu’à ce que les souvenirs s’aiguisent.
Tant bien que mal, la vie s’est organisée aux abords des camps. Après la catastrophe, les habitants des villages alentours accoururent pour secourir les déplacés, leur apporter nourriture et soutien, paroles et repères. Des baraquements furent montés en hâte, des soins prodigués aux plus choqués, des repas partagés. Une organisation locale d’ouvriers, de paysans, de commerçants, se mit en place pour parer aux difficultés matérielles immédiates. Il n’y eut aucune aide du pouvoir. Les militaires s’étaient contentés d’expulser avec violence, puis s’étaient plantés dos au danger, le regard au dessus du peuple, les mains sur la couture et les bottines sur la misère. Devant leurs paupières vides, la solidarité de la terre pourtant, petit à petit, redonnait à force de courage une place à chacun.
Ce fut un retour difficile pour beaucoup. Après des mois d’expression sans entrave, il fallait réapprendre les lois d’un réel quasi-abandonné. Submergés d’un concret à l’indomptable permanence, les rescapés devaient combattre à chaque instant les pulsions créatrices qui leur en tordaient la perception, afin de pouvoir en assurer l’usage minimum qui leur permettrait de survivre. Ils étaient bien sûr accompagnés dans cette épreuve par la population locale, mais celle-ci, n’ayant jamais expérimenté la puissance d’une imagination débridée, peinait à comprendre le mal dont ils étaient affectés, et ne pouvaient en conséquence leur être que d’un faible secours.
Malgré les obstacles, les déplacés parvinrent progressivement à s’adapter à leur nouvelle vie. Ils cultivèrent la terre, ouvrirent des commerces, se firent maçons, charpentiers, boulangers. Ils devinrent précis, rigoureux, ponctuels. Fiables. La crise était passée, la zone presque oubliée, et les militaires toujours présents ne leur paraissaient plus que le chapelet de piquets d’une clôture comme une autre. Ils s’abîmèrent dans le quotidien comme sous la caresse du temps.
Quant à moi je vivotais, ni plus ni moins qu’à l’ordinaire. Malgré les événements, aucune envie, aucune attente particulière n’était venu tirer mes journées : les visages nouveaux étaient simplement allés garnir quelques uns des innombrables placards vides que recelait mon existence. Cela aurait pu continuer ainsi des années. Je subissais bien quelques déconvenues, conséquences logiques de rares et surprenants instants de plaisir, mais puisque aucun projet n’articulait mon devenir, je n’éprouvais jamais d’échec suffisamment rude pour vaincre ma lâcheté native et me pousser à clore une bonne fois pour toutes, et de manière radicale, ce cycle d’insipides errances.
Un jour que mon vagabondage était ainsi marqué du sceau du dépit, je fus soudain tiré de mes pensées par une étrange sensation. J’étais parvenu en un lieu complètement inconnu, à moi, l’enfant du pays. Les bâtiments, la végétation, plus rien ne me paraissait familier. Il y avait dans l’air une singularité indéfinissable, un rappel silencieux, celui-là même qui m’avait fait lever le nez de mon amertume. Pour la première fois depuis une éternité – depuis l’implantation du rêve, en réalité – j’étais véritablement, complètement, entièrement seul.
Ah, saveur exquise que cette solitude retrouvée, dont la raison était pourtant fort simple : s’il n’y avait personne, dans cet endroit devenu étranger, c’était parce que ceux qui voulaient s’y rendre trouvaient d’ordinaire sur leur chemin la pointe armée d’un uniforme… Comment avais-je glissé entre les mailles ? Était-ce un hasard, ou bien le fil caché d’un destin tardif, qui m’avait fait franchir malgré moi les frontières de la zone ? Au souvenir des menaces brandies sur les panneaux, je fus d’abord pris d’inquiétude. Avant de saisir l’opportunité qui s’offrait à moi : celle d’interrompre enfin, définitivement et sans violence, cette vaine agitation à quoi se résumait mon être. La touffeur désertée m’accueillit sans frémir.
L’environnement se densifia rapidement. Les immeubles vides et les allées rangées du début laissèrent peu à peu la place à d’autres formes plus inédites. Il y avait des arbres et des plantes un peu partout, à même le béton et l’acier parfois, chacun à un stade différent de floraison. Je trouvai tout le long de mon parcours des quantités incroyables de chaises, fauteuils, tables, bureaux, canapés et couches de toutes sortes, jonchées, empilées, découpées en morceaux ou assemblées d’étrange façon. À intervalles réguliers, des bestioles venaient me courir dans les jambes et contre les épaules, sans que je puisse en distinguer les espèces. Partout aussi, des stocks d’armes et de mets inconnus, au pied d’échelles, de spirales, coiffant des fortifications imbriquées les unes dans les autres, défiant d’invisibles espaces. Par endroits, la terre s’ouvrait en précipices, en torrents déchaînés qui coulaient au fond de vastes plaines d’or et de velours, elles-mêmes hérissées de pics étincelants, d’icebergs incrustés d’escaliers de bronze, de tours sans fin. Je fendis des feux infernaux sans fumée, je rampai dans la neige tiède, passai au travers de filets aux mailles de flan et de fonte. Je poussai des portes immenses, découpai des parois en cure-dents, traversai à la nage des piscines de mazout, d’aspartame ou de petits pois. Sur ma route, je croisai aussi une flotte de navires dont la coque élastique suintait sur les rivages, une école sans fenêtres, des clochers de tous les diables, une vieille armure de cellophane, des perles en spaghettis, des brosses à crans d’arrêt, et encore bien d’autres objets à l’identification de plus en plus ardue.
Finalement, j’arrivai au bâtiment central. Il était dit qu’aucun être humain ne pouvait y résister plus d’une minute. Pourtant, je ne ressentais aucun symptôme d’agonie, ni même de fatigue ou de douleur : je me sentais plus frais que jamais. J’entrai au cœur du dispositif. Les mutations y étaient incessantes : entre deux clignements d’yeux, le lieu se modifiait d’une telle manière qu’il était impossible d’y garder le moindre repère. Formes, couleurs, mais également luminosité et dimensions, tout changeait en permanence en un spectacle que je pensais inimaginable, et qui, bien sûr, demeure intraduisible. J’y restai plusieurs heures, sans subir le moindre déclin.
À défaut de l’avoir dans le corps, je finis la mort dans l’âme par prendre le chemin du retour. Les formes folles qui peuplaient le périmètre n’avaient pas bougé. Elles semblaient se maintenir dans leur exubérance fragile, comme en attente d’acteurs pour les animer, de maître pour les diriger peut-être. Je tentai de les faire réagir, mais elles ignorèrent mes provocations. Plus humilié que jamais, j’arrachai un diadème qui poussait sur le bord du bitume et quittai rapidement cette zone ingrate, qui ne daignait pas même me faire l’honneur d’un brin d’agressivité.
J’allai directement chez le joaillier. Décidé à tirer malgré tout quelque bénéfice de ma mésaventure, j’espérais recueillir en échange de la couronne déracinée quelques billets qui au moins m’adouciraient l’ordinaire. La boutique était tenue par un ancien habitant de la zone. Il m’accueillit avec méfiance. Lorsque je lui présentai le bijou, son regard marqua d’abord la surprise, puis tourna carrément à la crainte. Il était paniqué, le pauvre homme. J’essayai d’obtenir une explication quand, d’un geste, il provoqua la fermeture automatique des portes, actionna les volets roulants des vitrines et sortit un revolver de sous son comptoir. Je le suivis sans sourciller, maudissant en silence les militaires dont le laxisme m’avait entraîné jusque là.
« Où avez-vous eu ça ? » Je lui racontai mon périple – dans la mesure de ce qui était racontable. Ce faisant, j’essayai de mettre en valeur les détails qu’il pouvait interpréter comme des attaques personnelles, et je m’efforçai de trouver les tournures susceptibles de l’irriter encore davantage, afin de mériter la récompense libératrice que promettait le canon d’acier qu’il pointait sur mon crâne. Las, je devais décidément tout rater ce jour-là. Il me libéra à la fin du récit et m’expliqua sa stupeur : l’objet que je lui avais apporté correspondait en tout point à un de ceux qu’il avait imaginé lors d’une session de travail collectif, du temps du rêve. C’était même une des réalisations dont il était le plus fier. Aussi lorsque, après la catastrophe, il avait dû renoncer définitivement aux plantations de bijoux, le souvenir de ses créations perdues l’avait longtemps empêché de se ranger à la vie commune.
Ayant tourné la page aujourd’hui, résigné, il avait cru, en me voyant lui présenter la plante de son passé, à quelque maître-chanteur venu le torturer. Ce qui expliquait sa réaction quelque peu impulsive – qu’il me priait d’ailleurs de bien vouloir lui pardonner. Je le fis sans la moindre hésitation. Il faut dire que le bonhomme me proposait le double du prix que j’escomptais en échange du bijou… et me demandait de retourner dans la zone pour lui en chercher d’autres. Voici comment débuta ma carrière de stalker.
En très peu de temps, le bouche-à-oreilles me fit connaître des exilés nostalgiques. Et au bout de quelques semaines, j’abandonnai mon travail à l’usine pour me rendre tous les jours dans la zone. La demande explosait. Je fis des erreurs de débutant qui faillirent me faire attraper, avant d’acquérir les réflexes du professionnel. Les objets oniriques se fondaient de jour en jour dans la réalité environnante. Je fis rapidement un constat étonnant : les requêtes les plus fréquentes concernaient les chaises, fauteuils, tables que j’avais remarqués dès mon premier périple. S’y ajoutaient quelques motos, voitures, camions, des planches, des hamacs parfois, des tapis, une brouette… Il n’était certes pas toujours évident de sortir certains souvenirs volumineux, mais à force d’exploration, j’avais trouvé les faiblesses du système, et je pouvais aller et venir à ma guise sans être inquiété.
Ce qui me surprenait le plus, au delà de la banalité des demandes, c’était l’usage qui en était fait par les déplacés : pour l’immense majorité, ils s’endormaient dessus. Quelle pouvait bien être la particularité de ces meubles qui leur coûtaient si cher, que rien ne semblait différencier de ceux du commerce, et qui ne leur servaient finalement que de couchage inconfortable ? Je mis très longtemps à comprendre. En réalité, ce qu’ils importaient de leur vie passée n’étaient pas de simples souvenirs féériques.
Ce mobilier qui pullulait dans la zone et qu’ils me réclamaient avec ardeur était beaucoup plus précieux que je ne le pensais : il s’agissait de leurs anciens postes d’assemblage dans la chaîne de production du rêve. À nouveau munis de leur outil de travail, ils pouvaient alors recréer à loisir toutes leurs folies passées, et bien d’autres encore, sous l’innocente apparence d’une petite sieste naturelle. C’était malin, mais mauvais pour mon affaire. Viendrait un jour où les exilés, ayant chacun récupéré leur machine, n’auraient plus besoin de mes services…
Heureusement, toute cette effervescence n’avait pas manqué d’intriguer les habitants d’origine. Ils voulaient connaître, eux aussi, le frisson onirique. Ils n’aspiraient qu’à vivre l’expérience de l’imaginaire, conscients à présent d’être prisonniers d’un réel rendu fébrile par mes incursions. Je mis en place à leur intention un véritable marché noir. C’est ce qui me fait vivre aujourd’hui. Au contraire des rêveurs, les autochtones n’ont pas le savoir-faire qui leur permette de créer en toute autonomie. Ils doivent se contenter des objets que je leur rapporte, dont ils ne tirent qu’une joie passagère car dès le lendemain, je reviens avec plus étonnant encore. Ils sont incapables d’aller au delà de la consommation basique, de l’ébahissement naïf. Je les tiens sous la servilité du désir.
Oh, je sais ce qu’on peut dire. Mais, qu’ils y aillent dans la zone, ceux qui m’accusent. Je ne retiens personne. Mes clients me connaissent, je ne leur mens en rien. Ils viennent me voir parce qu’ils savent que je ne dors pas, que je ne crains pas les retombées. Ils n’iraient pas eux-mêmes. Je ne leur offre après tout que le service de ma faiblesse congénitale. C’est moins cruel, vu sous cet angle, n’est-ce pas ?
D’ailleurs, je sens qu’il y a du changement. Depuis quelques temps, je sens la zone bouger, réagir. Enfin. Enfin, elle me répond. Tous ces longs mois, j’ai cherché son humeur, traqué sa fréquence. En vain. Je ne la vois pas trembler, certes, mais elle me laisse des traces : une porte ouverte, un talus déplacé, une couleur changeante. À chaque voyage, elle m’offre un indice, que je ne sais seulement pas décrypter. Peu importe. La relation s’instaure. Le doute, aussi.
Car ces mouvements… s’il y avait quelqu’un d’autre ? Un visiteur du soir, un confident. Un rival qui reçoit les honneurs que j’attends. Un affranchi. Il faut que je sache.
Je passe désormais l’essentiel de mon temps dans la zone, à le traquer. Dehors, le rêve s’est instillé au gré de mes pillages. Les autorités, qui ont fini par comprendre, réagissent, les mailles se resserrent. Il m’est de plus en plus difficile de franchir le cordon. Un jour viendra où je ne pourrai plus passer. Ce jour-là, je dois être dans la zone. Prisonnier. Pour qu’elle m’accepte, enfin. Pour que l’autre, quel qu’il soit, vienne à ma rencontre. Et, me trouvant à sa merci, qu’il consente, de ses ailes initiatiques, à m’emmener à la découverte de son monde, par cet autre vol auquel j’aspire depuis toujours.
Partager ce texte