J’avais appris la nouvelle entre 400 grammes de rumsteck et cinq bonnes tranches de jambon persillé.
Comme tous les mardi, j’étais venu écouter les infos hebdomadaires du boucher et commenter en direct l’actualité avec les matrones connectées du moment. Mon charcutier-traiteur était incontestablement passé maître dans l’art de manipuler crocs et couteaux, mais n’avait jamais estimé utile d’assimiler un quelconque savoir-faire dans d’autres domaines de compétence — surtout les plus obscurs, comme le journalisme, l’élocution ou l’animation de groupes. Je crois pouvoir affirmer que c’est cette sagesse naturelle et unanimement reconnue, cette résistance à la diversification ambiante, qui lui valait, depuis plus de dix ans, une affluence constante, doublée d’une popularité sans faille.
Nous voulions de l’inédit. Les annonces cycliques des gouvernements, les catastrophes naturelles régulières, les représailles en réponse aux représailles, les richesses rejoignant les richesses, les scandales scandaleusement scandaleux, le visage persistant de la misère… tout ceci ne constituait plus à la longue, pour nous autres consciences en manque de ressort dramatique, qu’une matière informe et muette dont nous ne parvenions plus à goûter le piment. Face à celui qui nous était présenté et qui ne nous aguichait plus guère, nous voulions façonner le monde tel qu’il pourrait nous surprendre encore jusqu’au lendemain, en suffisamment de versions conflictuelles ou complémentaires pour retrouver le sel de l’échange, de la proposition, du débat. Nous ne voulions plus nous complaindre dans une existence univoque, sans pour autant, il fallait le reconnaître, avoir le courage d’agir en conséquence.
Notre boucher répondait parfaitement à ces attentes. Bien que piètre orateur, il n’en était pas moins volontiers causeur et continuait surtout, lui, à suivre les informations officielles que nous ne pouvions plus voir. Chacune de nous venait alors lui faire trancher ses biftecks dans l’unique but de titiller sa faconde, et s’entendre ainsi raconter les dernières actualités sous une forme balbutiante, incomplète, erronée, qu’elle n’avait plus qu’à interpréter à sa façon, en ajustant avec ses propres désirs les morceaux épars servis par l’artisan. En même temps que notre rôti aux morilles ou notre souris d’agneau confite, nous venions chez le boucher fantasmer notre journal personnalisé, et survivre ainsi à un quotidien déprimant.
Les visites prenaient une saveur particulière aux heures de pointe, lorsque la conjonction des actualités multiples entraînait devant le comptoir une surenchère médiatique qui tournait rapidement au délire, pour notre plus grand plaisir. Nous nous ébattions alors follement dans nos révolutions du moment, folâtrant sur les dernière mesures ambitieuses énoncées le matin même par l’exécutif et rejouant sans cesse la carte du monde à l’aune des changements d’envergure imminents.
Bien sûr, au fil des années, nous voyions la société évoluer petit à petit, parfois même selon des orientations que nous avions annoncées — quoi de plus logique en fin de compte, puisque nous chroniquions tous azimuts — et il n’était plus rare désormais d’être interrompues dans nos jaseries par l’irruption malhabile d’un mari ou d’un célibataire, venu acheter quelque absurde côte de porc alors que nous devisions sur l’orientation du monde. Ces interruptions, qui provoquaient à leurs débuts de silencieux dédains, étaient devenues quotidiennes et, par là-même, quasiment tolérées, les importuns délaissant peu à peu leur sotte rationalité pour participer à nos ébats. Pour ma part, malgré l’accoutumance progressive de la communauté, je ne parvenais pas à les admettre en notre sein et continuait de me tenir à l’écart lors de leurs interventions.
Ce mardi-là, la fête battait son plein lorsque je poussais la porte vitrée de la boutique. Du bout de la rue, on percevait l’animation inhabituelle qui en émanait : la réunion promettait d’être enflammée. À l’intérieur, l’effervescence inédite de sa clientèle avait retranché le boucher derrière ses étals dans un brusque état de catalepsie, comme l’inventeur devant la créature dont il perd peu à peu le contrôle. Je profitai de sa vacuité passagère pour me libérer de ma commande et prendre le pouls de l’information. En désignant les morceaux de viande, j’écoutais ainsi les clientes exposer leurs versions personnalisées pour tenter d’en capter l’essence, celle dont j’avais moi-même été privée par le mutisme insolite du commerçant. Il me fallut commander deux tranches de jambon supplémentaires pour bien saisir l’objet du tumulte.
Parmi toutes les actualités débridées, je dénichai enfin la constante : avait été prononcée la veille, par une loi débattue dans l’urgence, la nationalisation expresse et sans compensation de tous les mineurs délinquants, quelle que fût leur origine, avec déchéance concomitante de l’autorité parentale.
Je comprenais mieux à présent l’émoi de mes gigot-reporters. Pour la première fois depuis de nombreuses années, le gouvernement nous avait devancées, et passée la surprise, il leur avait fallu redoubler de créativité pour reprendre le dessus. Les précisions et anecdotes les plus fournies jaillissaient ce matin-là d’un air de revanche, comme pour se réapproprier cette information dont nous étions toutes jalouses.
Près du parterre de porcs, le premier ministre défendait sa décision comme la réponse ultime à tous les désordres majeurs du pays. Aux paupiettes de veau, il décrivait plutôt l’espoir pour les générations désœuvrées de trouver enfin en l’État le parent qu’elles cherchaient ardemment sur les chemin de la violence. Pendant ce temps-là, le président présentait cette opération aux tomates et poivrons farcis comme un excellent investissement à moyen terme pour les finances publiques. Le parti majoritaire, à son tour, renvoyait l’opposition dans les filets de bœuf en dénigrant la timidité de leurs nationalisations passées, et n’hésita pas à tailler la bavette lorsque celle-ci s’offusqua du mépris avec lequel il traitait leur faible constitution. Les ministres de l’éducation et de la famille, quant à eux, avaient rejoint les côtelettes d’agneau pour assurer qu’ils ne failliraient pas à la tâche, pendant qu’au milieu des carottes râpées, les écologistes tentaient tant bien que mal de contenir le boudin.
J’observais les débats sans intervenir — en grande partie à cause des propositions stupides de la gent masculine. Plusieurs amendements furent déposés. À l’Agence pour une Éducation réussie et durable (APERD), créée en remplacement de l’aide sociale à l’enfance pour gérer le quotidien des centaines de milliers d’enfants concernés, on proposait d’adjoindre un Institut Thérapeutique pour l’Initiative, l’Organisation et la Notoriété (ITION). L’APERD-ITION se chargerait alors d’accompagner les choix de chaque nouveau pupille jusqu’à une majorité prometteuse et exemplaire. On s’apprêtait aussi, tour à tour, à nationaliser carrément tous les gens de petites tailles, à déréguler l’alimentation scolaire, à stimuler la croissance infantile, à amnistier les analphabètes ou encore à optimiser le rendement pédagogique par la réduction — inévitable — du savoir utile.
Je me sentis soudain dépossédée. Je percevais dans toutes ces idées incongrues le signe du déclin moral de notre petite communauté. Rongées lentement de l’intérieur par les élucubrations d’une population en manque de virilité, nous n’avions pas su défendre à temps notre singularité et nous retrouvions envahies jusqu’en notre repaire par des hordes d’administrateurs, de régulateurs, d’optimisateurs contre lesquels nos utopismes ne pouvaient déjà plus rien.
Je croyais tout d’un coup revivre les dernières années de mon mariage. Je reconnaissais avec horreur, dans les rictus de ces hideux gestionnaires, le visage de mon fils au gré des visites estivales, gangrené de plus en plus par l’idéologie du père à qui la justice l’avait confié. Peu à peu, je sentais ma viande inutile faisander au fond du cabas, et les murs de cette nouvelle prison se refermer sur moi. Dans un geste de désespoir, je proposais à mon tour avant de quitter la boutique un amendement, qui fut adopté sans surprise : la nationalisation serait également décrétée pour tout enfant dont l’un des parents l’exigerait.
Qu’on m’ait par la suite traité de mauvaise mère, peu m’importe. La justice m’avait tranchée comme telle depuis plusieurs années déjà. Je n’avais plus de preuves à donner de quoi que ce soit, et mon ultime tanière venait de s’écrouler. Je ne regrette pas.
La seule chose qu’on peut me reprocher, et qui m’apporte pourtant encore aujourd’hui un sourire, c’est d’avoir agrémenté la dernière chance que j’aie pu offrir à l’épanouissement de mon fils, d’une petite revanche personnelle à l’encontre de celui qui m’avait si violemment exclu du sien.
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