Mon ami T. m’indique qu’il lui serait pratique d’avoir un mot qui signifierait à la fois 1. lutin, 2. tartine, 3. échancré. Avant de m’interroger sur les raisons qui peuvent le pousser à désirer un tel mot, je lui propose sans réfléchir : arctus.
Et comme exemples :
« Le jardin était peuplé d’une infinité d’arctus aux bouilles toutes plus mignonnes les unes que les autres. » Sylvie Testud
« Et alors que je m’apprête à lui retirer de la bouche, il avale soudain son arctus d’une bouchée. » Christine Angot
« La dentelle de son slip arctus m’avait déjà rendu fou. » Frédéric Beigbeder
Après coup, cela me semble un peu léger, et je décide de donner un peu plus de poids à ma proposition, que je crois inédite. Une recherche sommaire m’indique pourtant qu’Arctus en latin désigne, selon Pierre Gaffiot dans son dictionnaire de 1934 : l’Ourse, Grande ou Petite, d’après les Métamorphoses d’Ovide. Il en donne également d’autres définitions : le Pôle Nord (Ovide), la nuit (Properce), le Nord (Horace) mais également, et voilà qui m’intéresse beaucoup plus, le pays et les peuples du Nord (Lucain).
Je découvre ainsi une étymologie acceptable pour l’une de mes significations : lutin. Car si aucun des dictionnaires français ne semble vouloir en faire mention, la culture populaire nous rappelle que les lutins sont les compagnons du Père Noël dans sa demeure nordique, qu’elle soit située au Pôle Nord, en Suède, en Norvège, en Finlande, en Sibérie ou au Canada. Ils sont également, et plus officiellement, de petit[s] démon[s] malicieux, (…) qui vien[nen]t, la nuit, taquiner ou tourmenter les humains. (Dictionnaire de l’Académie, 9e édition). Cette définition nous rapproche de l’interprétation de Properce.
Gaffiot m’enseigne aussi qu’arctus semble être une « orthographe vicieuse » d’artus : adjectif signifiant serré, étroit, resserré, mesuré, limité, mais également, selon Lebaigue (1881, pour qui d’ailleurs arctus est la bonne orthographe), dru, restreint et au figuré difficile, rigoureux, avare.
Voilà qui m’offre une piste pour légitimer l’acception échancré, puisque l’échancrure par définition resserre les extrémités en rognant les bords. Un vêtement échancré peut effectivement s’interpréter comme étant (bien que pouvant être plus ample) plus restreint dans ses dimensions. Il me faut reconnaître que si nous touchons ici aux limites de sens, une telle assignation pourrait pour autant se justifier par un simple glissement historique. Ainsi, l’étymologie inventée du sens échancré pour le terme arctus pourrait décrire un cheminement précis qui identifierait le glissement de sens et permettrait d’enrichir l’histoire de notre époque d’événements ayant œuvré au développement de la langue. Ou bien se contenter d’évoquer quelques pistes plus ouvertes afin d’attiser chez le chercheur le désir de les approfondir et laisser l’imagination des lecteurs construire à partir de ces bases les chainons manquants. Je garde l’idée de développer plus tard cet aspect de mes recherches.
Il est intéressant de constater que la branche d’arctus qui nous mène à l’acception échancré recèle plus de sens identifiés que cette dernière. On peut donc imaginer qu’un retour du sens en vienne à affubler échancré des autres significations d’arctus, telles que dru et même avare, difficile, rigoureux, enrichissant ainsi sensiblement un terme qui ne brillait guère auparavant que par son univocité. Quel plaisir renouvelé d’envisager un vieillard échancré sans qu’il soit possible à lui seul de déterminer s’il s’agit d’un vieil homme svelte, proche de ses sous, d’une solide constitution, acariâtre ou carrément en haillons (comme une métonymie pourrait le laisser croire) !
La nature d’échancré (et de lutin d’ailleurs, T. n’ayant pas explicitement exclu son utilisation en tant qu’adjectif : « malicieux, espiègle ») m’incite par ailleurs à m’interroger sur l’invariabilité d’arctus. C’est une question qui ne s’était pas posée lorsque j’abordais les formes nominales du mot, grâce à sa terminaison en s (même si l’on peut, là encore, imaginer une filiation latine ou bien d’exotiques injections amenant un pluriel irrégulier : que penser de quelques arctum, de plusieurs arctem, voire d’insolites arctulimes ?).
Faut-il ainsi apprécier une attitude arctuse plutôt qu’une robe arctus ? Préférer contempler les enfants aux mines arctus ou les littoraux aux côtes arctuses ? Même si mon goût pour la singularité me pousse à l’invariable, je dois reconnaître que peu d’arguments me permettent de défendre cette position. J’opterais ainsi volontiers pour un usage toléré des deux formes, comme l’Académie Française lors de ses recommandations de 1990.
Reprenons maintenant notre exemple, et considérons un vieillard arctus. Il peut s’agir pour nous d’un vieil homme espiègle comme échancré. Quel sens donner à cette dernière version ? Puisque nous ne sélectionnons dans l’étymologie latine que les voies nous menant aux acceptions choisies (lutin, tartine et échancré) à l’exception des autres, nous ne pouvons honnêtement tolérer d’user du retour de sens envisagé plus haut.… Ainsi, un vieillard arctus ne pourrait avoir d’autres sens qu’un vieillard malicieux, à l’exception d’une figure de style propre à détourner le sens originel (et finalement unique) d’échancré.
Intéressons-nous maintenant à la dernière acception souhaitée par mon ami T. : tartine. Lui retrouver une source décente semble ici plus ardu. On trouve pourtant bien chez Gaffiot et Lebaigue une dernière signification pour arctus/artus : souvent au pluriel, il définirait des articulations, et par extension les membres du corps, voire les différentes ramifications d’un arbre. En poussant encore un peu le sens, je voudrais parvenir jusqu’aux feuilles, car c’est là, je crois, que la jonction pourrait s’opérer avec notre tartine désiré.
Par analogie, nous pourrions alors voir le rapprochement entre l’arctus ainsi désigné, tombant de son arbre, et la tartine couverte de confiture, tombant de sa table. Certes, l’aérodynamisme comparé des deux éléments diffèrerait sensiblement, mais je crois qu’une grande majorité des chercheurs s’accorderait à reconnaître en l’arctus l’aboutissement d’un processus, sinon similaire à celui de l’évolution, au moins tout aussi efficace quant au but recherché, très justement décrit à travers la loi de la tartine beurrée ou loi de l’emmerdement maximum. Il faut bien spécifier ici que je n’évoque l’arctus que dans son acception de tartine et non de lutin, bien qu’un rapprochement sur la question de l’aérodynamisme puisse être envisagé, notamment par l’intermédiaire du populaire lancer de nains.
Enfin, il me reste à rechercher le verbe découlant du substantif arctus. S’agit-il d’arcter, arctir, arctuser, ou peut-être même tout simplement arctus ? Puisque aucune règle grammaticale n’incite à pencher pour l’une ou l’autre de ces formes, anticipons l’usage. Les deux premières risquent de se révéler plus difficile à prononcer. Cependant, leur pratique orale entrainerait sans doute une dénaturation intéressante, avec la probable éviction du c. Nos chers académiciens éprouveraient ainsi le plaisir de se pencher sur de nouvelles formes « viciées » proche de l’artus évoqué plus haut. J’opte donc pour arcter, qui pourra ainsi signifier aussi bien lutiner, tartiner ou échancrer. Et c’est peut-être là, en fin de compte, que les trois sens se rejoignent le plus, comme l’illustre la phrase suivante : Je passais l’été à arcter de jolies plagistes.
Voilà rapidement jetées les bases d’une histoire possible du terme arctus. Elles serviront à ceux qui, comme T., ont eu besoin d’un tel mot et devraient pouvoir en justifier l’usage. Lors d’un prochain développement, je reprendrai les pistes étymologiques évoquées plus haut pour en détailler le chemin. Je pressens déjà qu’un mythe en sera la clé : les macabres rencontres de la nymphe Arctus.
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