Le quinze approche. L’oppression gagne. Rabougris, verdâtres, ce sont les ormes de l’allée. Finis les temps de l’empathie, accueillants éléments, oui finis, les âmes ébaudies, l’arrivant sincère. Il n’y a plus de protégé. Plus d’attentions virginales. Je suis, au fond, l’homme du pavillon après la chicane, au 37. Et la facture est en route.
Tous les soirs, le long du retour asphalté, ces histoires qui m’imprègnent. Planquées dans mon quotidien inchangé, tapies parmi peut-être les souvenirs d’une existence, ce sont les nostalgiques images de la rupture. Toujours elles me reviennent, ces impressions, enfin, enfin, l’accomplissement, me disais-je, le pavillon, la réussite, l’allée, les ormes fleuris, le bonheur peut-être, le double vitrage en tout cas. Toute cette joie au naturel, l’échange complice entre nous, nous tous, ce nouveau nous, chez nous, ensemble, le lotissement la télé câblée les ormes fleuris et moi. Symbiose ultime des je contemporains. Rien ne pouvait contrer notre félicité. Si j’avais imaginé.
Le mépris de cette nature jadis aimante, je l’esquive maintenant des écouteurs branchés. De l’écran tactile. Du volume et du sourire traversant. De tout ce que je peux. De l’internet sans fil, des stores automatiques, du barbecue d’intérieur. Je ne suis plus dupe. On m’a floué. Je sais maintenant. L’écran le plus large ne m’en sauvera pas. Il faut tout reprendre. La note arrive.
Depuis mon apparition, je n’ai cessé de naître. Happé chaque fois d’une certitude à l’autre, vers de nouveaux plafonds. Je dus m’extraire et m’adapter, entretenu toujours dans ma naïve engeance par les tenants de chaque palier. Ouvrir le champ. Découvrir les lois nouvelles. Dévoiler les chefs de clans. Grimper un peu plus, un peu mieux. Je suis au top de ma caste. Mais la facture m’attend toujours, la trace écrite de l’échec latent, de l’illusion des ormes fleuris.
Car le quinze de chaque mois, je dois payer.
C’est presque une certitude désormais : je ne suis pas chez moi. Cette révélation fatale anéantit ma vie. Pour avoir vu la lumière, j’en subis la glaciale brûlure chaque jour un peu plus fort. Douze fois l’année, à l’approche de l’échéance, des fièvres m’emportent, une lame de fond me lacère le ventre et je délire des nuits entières sur la machination dont je ne suis que le jouet stupide. Qui donc tient les rênes de mon existence ? Qui se joue de ma prospérité ?
Les sens libérés, j’entends désormais les murmures qui filtrent de sous les étals, derrière les vitrines, je perçois le double sens des conversations volages. Partout l’on évoque la caste divine, l’élévation ultime. Le mystère reste grand mais le doute ne m’est plus permis. Il y va de ma survie : par n’importe quel moyen, je dois entrer en contact avec ces fameux Propriétaires.
Après d’âpres recherches, la piste d’une étrange communauté m’a été révélée. Par d’infinis intrigues, j’en ai approché les membres, partagé l’appétence, bientôt initié à leurs offices. On m’y trouve fidèle, chaque semaine. Un chéquier nous rassemble. Peu de révélations s’affichent, le silence se regarde, mais, en profondeur pourtant s’appliquent les bouleversements hiératiques dont chacun de nous vit l’intime progression. Nous, enfin, nous pur, nous vrai, pour atteindre à l’extase dernière, nous aux reins ceints, au but établi, à la vérité dévoilée.
Les Propriétaires existent : j’en serai bientôt. Ce n’est qu’une question de temps, pendant que les autres embarquent. Avides, hystériques, ce sont les foules ignorantes tartinant le pavé de leurs puérils relents. Elles beuglent au scandale sans comprendre, oui fulminent, voudraient recueillir par la souplesse du doigt le sacre glorieux auquel notre ascèse nous destine. Que saisissent-ils de notre quête, tous ces falots ignares, dont l’insistance n’éclaire que la misère ?
Une femme est notre guide, meneuse philosophale de la transmutation à venir. Dès les premières approches son aura me ravit. Non pourtant qu’une finesse particulière de son anatomie incite à l’apprécier, mais Christine le dégage, ce pouvoir auquel nous aspirons tous, il émane d’elle en la portant à notre tête. Une fascination secondaire s’empare de moi. Je ne peux la quitter, des yeux, du tout.
J’ai remisé mes écouteurs pour n’ouïr plus que ses paroles, je ne vois plus les ormes amers seul son regard peut refleurir à chaque instant sur le bitume, un nouveau nous s’ébauche, plus fort, plus nous, les images changent encore. Elle s’étale alanguie dans mes nuits, s’ouvre aux pensées printanières pour en chasser l’extrême repère, efface les traces des paliers brûlés, ce sont ses coups contre ma nuque au matin, et ses caresses le soir. Les factures s’amoncellent.
Cependant nos travaux s’acheminent. J’y suis des plus ardents, un regard me suffit. Quelques détails m’entretiennent encore, je dois bien, il me faut avouer que le terme m’effraie, je le retarde, le rejoue toujours un peu plus dans mes tables ésotériques, la fin du voyage ne peut, ne doit être aussi morne, absconse, étourdie des efforts consacrés. Mais enfin, nous sommes prêts au passage. L’accès créé, sous peu l’autre monde sera nôtre. L’excitation m’emporte comme je cours l’annoncer à Christine, la joie nous exalte tous, qui vibre intensément.
Je la trouve. Elle œuvre déjà.
Tout le peuple envieux et salace est convié.
Christine est notre clé. Par elle doit s’opérer la finale accession. Et devant mes rêves défaits la voici façonnant à notre insu, toute d’amour étreinte, les nouveaux Propriétaires dans la masse informe des gredins. Le simple appareil qu’elle agite apparaît bien loin de celui de mes nuits.
La traîtrise est totale. La douleur indomptable. Je ne peux subir plus longtemps son hideuse volupté.
Je sors. Le lourd manteau qui m’opprimait tombe de mes épaules. C’est la nuit déjà. Une route s’ouvre sûrement, devant. Je marche au loin, craignant de croiser la lumière. Je sens mes yeux s’ouvrir, pour la première fois.
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