C’était sa troisième visite aujourd’hui. Comme hier, je lui avais réservé toute l’après-midi.
Elle sort de mon bureau. Je profite des deux heures suivantes pour me remettre de la séance avec le prétexte de ranger les affaires courantes, avant que mademoiselle Gaëlle vienne préparer l’agenda du lendemain. Dès que celle-ci arrive, comme tous les soirs ordinaires je la salue, avant de ranger rapidement les dossiers, puis j’enfile mon long pardessus de laine noir. Je parcours les ruelles avec la même allure que d’ordinaire — tout le moins il me semble — et ce n’est qu’une fois la porte de mon appartement refermé que je ressens les premiers tressaillements.
Mes premiers contacts avec elle remontent à une douzaine de jours. J’avais d’abord repéré le cabas rouge et noir au milieu de la foule du marché, ce vendredi 12 mars au matin, sous la pluie. Sans pouvoir distinguer sa propriétaire, je m’étais vu suivre ce sac à provisions sans plus de raisons et tenter de m’en approcher, avec précaution toutefois pour ne pas inquiéter les clients arrêtés aux étals. Au fur et à mesure de la filature, je reconnaissais avec surprise mon propre parcours habituel. Profitant alors des bourrasques, je remontai le col épais sur mon visage pour n’avoir pas à saluer de nouveau le boucher, le primeur et les autres commerçants que j’avais déjà visités ce jour-là, comme en témoignait mon chariot rempli pour la semaine. Ce dernier me ralentissait d’ailleurs sensiblement, et moi qui suis incapable de rien jeter, je me rappelle pourtant avoir plusieurs fois songé à l’abandonner dans une des allées bondées afin d’être entièrement libre de rejoindre le cabas qui exerçait sur moi, si mystérieusement à ce moment-là, sa puissante influence. Enfin, après quelques détours, je découvris la petite silhouette verte qui devançait les provisions, avant qu’un vertige subit me la fisse définitivement perdre de vue.
Plus tard, je méditais longuement sur les événements de la matinée. Sans parvenir à trouver une quelconque explication à mon comportement à la vue du cabas, pas plus qu’au trouble violent qui m’avait assailli ensuite, je me trouvais de surcroît dans l’incapacité étrange de ranger mes propres achats, condamné à laisser trôner au milieu de l’entrée le chariot et les périssables denrées qu’il renfermait. Ce soir-là, je m’endormis sur le canapé de réception, en proie à une agitation que je n’avais plus rencontrée depuis au moins trente ans.
La semaine qui s’écoula me laissa en paix, jusqu’au jeudi midi. Je passai le week-end chez ma sœur, ayant pris l’habitude de lui rendre visite régulièrement depuis la disparition de mon beau-frère. Comme à chaque fois, j’arrivai avec un ballotin de chocolat et un nouveau casse-tête pour les enfants. Je me plais à penser qu’ils attendent impatiemment ma venue, n’ayant pas la joie d’être mis à l’épreuve par un père stimulant.
Ils m’accueillirent comme à l’accoutumée, avec une ardeur non-dissimulée. J’emportais cette fois-ci en plus des présents habituels mes provisions de la veille restées dans le chariot, afin qu’elles ne demeurent pas perdues pour tout le monde. Ma sœur, à qui je ne soufflai mot de mon aventure, n’eut aucun mal à les sortir, puis à les préparer. La fin de l’hiver était douce, nous déjeunâmes toujours sur la terrasse, poussant même jusqu’à prendre le thé aux derniers rayons du soleil. Et pendant que les enfants redoublaient d’adresse et d’orgueil pour terminer leur nouveau jeu avant mon départ, j’aidai ma sœur dans les démarches administratives qu’elle n’avait jamais auparavant eu à se soucier d’entreprendre, avant de les embrasser tous et de prendre à pied le chemin de la gare, sac sur l’épaule.
Dès le lendemain, j’étais repris par mes patients, et je dînais tous les soirs à la brasserie de mon quartier pour me changer les idées — j’y retrouvai deux soirs de suite de vieilles connaissances qui achevèrent par le récit de leurs récentes aventures de me faire oublier la mienne.
Il arrive souvent qu’un patient ne vienne pas à son rendez-vous habituel, sans prévenir. Cela fait partie du processus thérapeutique. Rares sont ceux qui peuvent y résister, mais de nombreux osent la récidive. Ce fut le cas de M. Bally que j’attendis à onze heures le jeudi suivant. Toute séance qui n’est pas annulée restant due, je me contentai d’ajouter à la dette existante de mon patient sur le carnet dévolu à cet usage le tarif de la séance, en me réjouissant silencieusement de pouvoir déguster plus tôt que prévu un fond de l’excellent Islay rangé dans le dernier tiroir de mon bureau. Je n’eus pas le luxe de humer deux fois les vapeurs du single malt que la sonnette du cabinet retentit. Il était onze heures quarante, bien trop tard pour la séance. Je laissai mon verre sur le bureau et traversai la salle d’attente en maugréant. Sans un coup d’œil au judas, j’ouvris : une jeune femme en sanglots me tomba dans les bras.
L’ayant assise sur un fauteuil proche, je l’observai pendant qu’elle mettait fin à ses pleurs. Il y avait bien longtemps qu’une femme aussi charmante n’avait franchi le seuil de mon cabinet. Bénéficiant d’un brin de renommée, j’ai la chance d’avoir connu au cours de ma carrière ce que la société recèle de plus raffiné en matière d’élégance féminine — et pour quelques spécimens, des plus intimement –- mais je ne pus me rappeler aucune main égalant en délicatesse celle qui tamponnait ce jour-là un petit mouchoir sur ces paupières rougies. Je n’osais rien dire, incapable d’interrompre ses hoquets, dans l’attente d’un regard, d’une phrase. Je m’assis à mon tour, à ses côtés. Après quelques soupirs, elle releva la tête.
— Pouvez-vous me recevoir ?
Ce fut tout ce qu’elle dit, accrochant ses yeux verts à mes épaules. Sa voix chaude me saisit le ventre. Je restai un instant immobile, puis, sans un mot, me levai doucement en lui indiquant la porte du bureau restée ouverte. Elle me précéda d’un pas hésitant et je fermai la porte derrière elle.
Le premier rendez-vous est généralement un peu intimidant, et à cette occasion j’ai tout un éventail de questions prédéfinies pour enclencher le processus, si le patient ne parvient pas lui-même à entamer le dialogue. C’était moi l’intimidé ce jour-là, et je n’eus pas le temps de songer aux questions.
— Tourbé, iodé… comme je les aime.
Elle portait déjà le verre à ses lèvres lorsque je la rejoignis au bureau, désarçonné par son audace – et puissamment séduit bien sûr. Je rangeai le whisky, parvins à la faire asseoir pour entamer la rencontre dans le cadre professionnel qu’elle était venu trouver. Puis elle se mit à parler, retrouvant son état initial, comme si l’étonnant culot qui l’avait saisie une minute auparavant n’avait été qu’une hallucination.
De nouveau, sa voix m’ébranla. Je regrette aujourd’hui de n’avoir pas consigné les détails qu’elle me révéla dès ces premiers instants, si absorbé que j’étais à traquer dans ses moindres gestes, dans la moindre intonation de son discours, le secret de la fascination qu’elle exerçait sur moi.
Elle évoqua rapidement la mort brutale de son frère comme élément déclencheur, les crises de larmes quotidiennes, ses essais professionnels, son mariage imminent. Elle s’exprimait dans une langue que je connaissais bien, dont les expressions m’étaient familières, et pleine d’une assurance contrastant étrangement avec les doutes qui semblaient l’assaillir.
Je l’écoutais, je l’observais surtout, et soudain me revint en mémoire l’image du cabas rouge et noir, tiré par la silhouette verte. Je tentai d’éloigner ce souvenir incongru, mais ma vue se troubla, je fus pris de vertige alors que s’imprimait en moi la scène avec violence, et je constatais dans mon délire que la voix de l’inconnue augmentait l’intensité de la vision. Elle se tut lorsque mon stylo roula à ses pieds. J’étais affalé sur le bureau.
Peu à peu, je reprenais mes esprits, la vision disparut. L’inconnue n’osa poursuivre son récit, et se contenta de me tendre le stylo lorsque je relevai les yeux vers elle. Un silence gêné allait s’installer. Je convins alors rapidement d’un rendez-vous pour la semaine suivante, notai son nom dans mon agenda et la raccompagnai. Avant de refermer la porte et m’effondrer dans le fauteuil qui l’avait accueillie une demi-heure plus tôt, je lui posai une dernière question : vingt-six ans, fut sa réponse.
J’annulai tous mes rendez-vous de l’après-midi et laissai un mot à mademoiselle Gaëlle indiquant une indisposition passagère ; qu’elle ne s’inquiète pas et prépare tout pour le lendemain. J’étouffais, l’effrayante excitation que cette jeune femme avait provoquée en moi ne semblait pas vouloir s’apaiser — il fallait que je sorte. Les visages dans la rue m’agressèrent, je dus comme au marché m’en protéger du col épais de mon manteau. Je déambulais à pas serrés, esquivant les silhouettes du regard, ruminant des considérations techniques les plus éloignées possibles des deux démons qui m’assaillaient et que je craignais de voir revivre en chaque passant. La silhouette enfantine au cabas et celle franchement féminine de ma nouvelle patiente me harcelèrent jusque dans les moindres ruelles. Deux heures se passèrent ainsi, et j’abandonnai la lutte pour reprendre le chemin de mon domicile. Une fatigue profonde m’envahissait, m’ôtant toute possibilité d’analyser les événements de la journée. Sitôt chez moi, fiévreux, je m’alitai.
Sur une carriole, un garçon d’une dizaine d’années parcourt accompagné d’une femme plutôt jeune qui semble être sa mère un pays très ensoleillé. L’attelage parvient à un village, qu’il traverse sans s’arrêter. Les habitants sont dans la rue, profitant du beau temps ils discutent, mais les passagers de la carriole ne parviennent pas à les comprendre car les villageois s’expriment dans une langue qui leur est inconnue. Tout d’un coup, le garçon se met à pleurer, il ne veut plus être seul. Sa mère –- est-ce vraiment sa mère ? — le console, et voici que l’enfant en profite pour lui faire l’amour. Il se réveille alors dans un appartement moderne, rempli de pommes de pin rouges – sa mère doit être chercheuse en pommes : il a rêvé du voyage qu’ils devront accomplir bientôt. Alors qu’il se dirige de l’autre côté de l’appartement, il aperçoit à côté d’une des pommes de pin rouge un petit bonhomme d’une dizaine de centimètres, qu’on dirait tiré d’une aventure fantastique. Le garçon s’approche et découvre que le petit être est entièrement fait de fil de fer, ce qui ne l’empêche pas d’entamer la discussion avec l’enfant, avant que les rejoignent deux autres elfes métalliques.
Je m’éveillai brusquement ; tout était calme. Dans mon esprit flottait encore le rêve que je m’empressai de noter dans le carnet approprié. Je peinais à me rendormir. Après deux comprimés de noctamide, j’étais cette fois allongé à même le sol, les membres écartés. Bien qu’aucun lien ne me retînt, je me trouvais dans l’incapacité de mouvoir autre chose que ma tête, comme si j’avais été attaché aux poignets et aux chevilles. Un tour d’horizon me révéla que j’étais seul, et je ne pus distinguer aucun bâtiment ni même aucun relief aux alentours ; rien qu’une plaine dure et sablonneuse sur laquelle j’étais probablement destiné à agoniser. L’angoisse me reprit : à la merci de tous, je redoutais l’irruption de plus en plus certaine de mes démons, venus achever leur entreprise de la journée. Dans un élan de terreur j’aperçus alors les marques dessinées dans le sable ; et je sus. Les lignes, comme tracées au bâton, s’étoilant à l’infini sur la surface régulière, formaient un mandala — un cercle sacré oriental destiné à la méditation – un mandala infini dont je constituais précisément le centre. Et de ma gorge monta un cri, qui ne dépassait pas mes lèvres closes.
— Carl, Carl, pourquoi m’as-tu abandonné ?
Le jour se levait à peine. Je m’habillai en hâte, la cafetière sur le feu. De toutes les étapes matinales, c’est à la dégustation du café que j’accorde la primauté, désireux de la savourer dans toutes ses nuances. Entre autres, le café matinal se prête merveilleusement aux associations d’idées. Ainsi à coups de gorgées chaudes et parfumées, mon épopée nocturne retrouvait les angoisses de la veille, où je naviguais à tâtons, méthodiquement, jusque sur le chemin du cabinet.
J’évitai soigneusement le marché, et le soir venu, ayant consommé ma ration hebdomadaire de névrosés chroniques, j’allai sonner chez ma sœur
Les enfants, après un instant d’hésitation où je crus d’abord qu’ils n’avaient pu résoudre le jeu du week-end précédent, m’accueillirent de leurs sollicitations habituelles. A leur grand dam, je n’avais pas prévu de casse-tête pour eux cette fois-ci, déjà trop imprégné du mien – qu’une pensée furtive me faisait du coup envisager de leur soumettre !
— Jeanne, dis-moi, as-tu gardé la marionnette de notre oncle Christian ?
Pendant que j’étêtais les haricots, elle partit silencieusement l’exhumer du mausolée que constituait la grande armoire de sa chambre.
— Paul la manipulait souvent, pour des spectacles auxquels les petits riaient… Maudite !
Elle regardait tristement la silhouette de métal échouée sur la table de la cuisine, je la voyais combattre ses propres doutes, réfréner le souvenir des longues heures d’attentes sans réponse. Tout en continuant à viser la casserole, je me remémorai la première rencontre avec la marionnette.
J’avais quatre ans, dans un jardin public en compagnie de ma mère, je découvrais Guignol avec transport, déjà touché par le grand inconnu à l’intérieur de l’homme — celui qu’on ne voit pas mais qui dirige ses paroles et contrôle ses gestes. J’avais été intarissable sur le trajet du retour. Alors ma mère m’avait solennellement fait asseoir dans le grand canapé du salon et m’avait présenté Moo-Laïn, allongé ce vendredi au milieu des légumes crus.
Un personnage de fer et de foin rapporté d’un pays exotique, cadeau de mon oncle aventurier à sa petite sœur chérie pour ses treize ans. Moo-Laïn, le nom d’origine, avait-il prétendu en lui remettant. La seule trace vivante de l’oncle que nous n’avions jamais connu.
Elle fut par la suite l’unique cadeau de ma mère au mariage de ma sœur Voulait-elle la préserver ? Conjurer le sort de sa propre détresse ? Le mois précédent l’union de mes parents, mon oncle s’abîmait en mer avec deux marionnettes qu’il rapportait de contrées mystérieuses comme cadeau de mariage. Peu après ma naissance, notre père se tuait contre un arbre.
Lorsque trente ans plus tard, l’avion de mon beau-frère disparaissait au large de l’Atlantique, ma sœur enferma Moo-Laïn.
Je pelais les pommes de terre, sur le point de raconter mon rêve.
— Prends-là.
L’homme de métal reposait dans une boite à chaussure qu’elle couvrit et posa sur mes affaires.
— Emporte-la. Il n’y a plus de rôle pour elle ici.
J’avais la boîte sous le bras en repartant le lendemain à la gare. Au cours de la soirée, nous avions sorti les albums de famille, façon émue de réconcilier nos souvenirs écorchés, quelquefois consignés dans les cahiers intimes de nos aïeux. Tout ces carnets vieillis constituaient l’héritage familial dont ma sœur avait désiré la charge, sans que personne ne comprisse jamais vraiment pourquoi.
Je marchais vers la gare en songeant à ces lignes relues la veille, reliques précieuses, j’étais impatient surtout d’ouvrir sur les rails le livret bleu retrouvé dans le fond du carton et emporté à la hâte, dont l’allure m’était délicieusement inconnue.
« Samedi 20. Nous ne sommes pas sortis aujourd’hui car les vents violents qui soufflent depuis le début de la semaine ont éclaté en pluie serrée. Louise est quand même allée chercher chez madame Lecoutre des œufs pour le dîner : son panier était trempé. De mon côté, je suis plutôt irrité, car ce temps capricieux m’empêche de retrouver René pour continuer notre partie. Je voulais apprendre les échecs aux enfants, mais Louise me l’a interdit. Elle trouve qu’ils sont trop jeunes, mais elle a tort car il n’y a pas d’âge pour les échecs. C’est une journée perdue. »
A travers la vitre une lumière vive m’aveugla soudain, le soleil perçait les branches nues au-delà des sapins qui longeaient la voie.
Je déchiffrais patiemment mon grand-père, au rythme sonore des éclisses et éclats ensoleillés, je le laissais me dévoiler son existence plus frustrée que je l’aurais crue, en pleine expérimentation d’une vie de famille à laquelle, semblait-il, il ne s’était pas vraiment préparé. Sous son œil, je découvrais ma mère bien avant que le deuil ne la ceigne, en petite fille espiègle et rieuse prête à suivre en vadrouille son grand frère adoré. Ce fameux grand frère, que je rencontrais enfin.
« Sur la route, nous nous sommes arrêtés dans une ferme pour le déjeuner malgré mes réticences. Les paysans nous ont accueillis étrangement. Heureusement, il faisait beau et les enfants sont partis courir dans le foin. Nous avons mangé un camembert avec le pain de la ferme et un peu de vin rouge. Louise a rappelé les enfants mais ils avaient disparu avant de revenir tout chiffonnés et barbouillés. La petite prétend que son frère l’a entraînée téter directement au pis… Au moins ils sont nourris. »
Je consacrais tout le dimanche au décryptage complet du carnet, passant souvent plusieurs dizaines de minutes à percer l’illisibilité d’un mot. Une sympathie inédite me venait pour ce grand-père ronchon et pragmatique que j’avais toujours considéré comme un homme austère, bien qu’il m’eut initié au noble jeu ; à l’évocation dans ses lignes de l’immortelle partie du Zugzwang me revint son visage terne qui s’était soudain éclairé pour revivre le génie de Sâmisch à Copenhague en 1923.
Sa passion : c’était bien le seul lien qui nous unissait. Nous nous rejoignions pour nous affronter en cachette, ma mère ayant toujours honni l’échiquier qu’elle accusait de la dépouiller d’un père, alors qu’il constituait pour moi l’unique accès à ce qui s’en rapprochait le plus.
A mon insu, la traversée du cahier consumait toute mon attention, au point de me faire oublier mes démons en tous genres. Tout en douceur, mon aïeul jouait ainsi d’une diplomatie qu’il dévoilait sur le tard pour m’affranchir de l’étonnant empire auquel je me trouvais soumis depuis deux jours. Je souris à plusieurs reprises. Le paletot en gabardine coupa court à ces succès.
« Nous sommes ici depuis cinq jours aujourd’hui. Depuis notre arrivée, il pleut. L’oncle et la tante de Louise sont des gens agréables mais je commence un peu à désespérer d’être contraint à la conversation. Car bien entendu, ils ne jouent pas. Nous passons d’une église à l’autre, les enfants en profitent pour sauter dans les flaques. Je ne crois pas trop me tromper en estimant que la petite est trempée toute la journée de haut en bas depuis quatre jours… Je ne comprends vraiment pas pourquoi nous avons attendu ce matin pour lui trouver un vrai paletot, alors que nous partions aussi pour ça.. Les églises avant tout. Je ne suis pas complètement certain qu’elle ne se mouille plus désormais, mais au moins on ne risque pas de la perdre. Joli tableau sous la pluie de voir sa gabardine verte au marché, qui tirait le cabas rouge et noir de nos hôtes ! Si j’avais pu photographier ce moment… »
Je lus, relus, relus encore : la description concordait bien avec l’anecdote vécue par moi dix jours plus tôt. Je posai le cahier, interdit. Un calme paradoxal s’emparait de moi.
L’appel à Carl Gustav Jung de mon rêve s’éclairait.
Qui mieux que lui, par l’inconscient collectif, pouvait expliquer le fait que m’ait ébranlé soixante-dix ans après, en se reproduisant à l’identique, une scène de famille dont j’ignorais tout ?
J’allai préparer du café.
A ce moment-là, tout mon corps était déjà imprégné de l’incroyable découverte que je sentais rouler sous ma chair, aux frontières de la conscience. Dans mes veines, sur ma peau, circulait le message fantastique, éclairant jusqu’à son inévitable issue.
Comme une ultime parade, je dormis cette nuit-là d’un sommeil de plomb.
Elle fut parfaitement à l’heure le lendemain – hier.
La semaine avait commencé sans surprise : le récit habituel des angoisses dominicales de madame Dufils, suivies des envolées mythomanes de monsieur Krenst, avant d’accueillir le petit Daniel qui décrocha ses trois mots usuels durant toute la séance. J’étais ailleurs, rien ne m’occupait tant que d’observer en d’obsessionnels coups d’œil la pendule fixée à côté de la porte de mon bureau.
A midi pile, lorsque j’entrai dans la salle d’attente pour évacuer l’enfant, elle était là, plus charmante encore que dans mes visions. Sans un mot, elle pénétra dans le bureau pendant que je refermais la porte du cabinet sur le garçon. Ma main tremblait légèrement. Avant de la rejoindre, j’avalai les deux comprimés préparés dans la poche de mon veston.
Pour prévenir son audace, j’avais dépouillé mon bureau de tout objet tentateur. Précaution inutile ou efficace, je la trouvai sagement assise. A nouveau, ses yeux m’agrippèrent, ces yeux si familiers qui m’apparurent encore alors comme le reflet d’une passion indistincte, tout occupé que j’étais à esquiver la rencontre véritable.
Je n’osais entamer — dans l’attente peut-être de l’effet du calmant.
D’un tiroir, je sortis un carnet, et commençai à le remplir en silence de signes incompréhensibles.
Sa voix s’éleva, chaude, posée.
Comment décrire ce qui se déroula durant cette séance que je croyais être la plus éprouvante de mon existence – avant de vivre celle d’aujourd’hui ? Étais-je vraiment prêt ?
Elle parla – durant combien de temps ? J’en avais perdu la notion.
Elle raconta son enfance, ses parents, son frère disparu, ses rêves déçus, ses désirs, ses projets. Incapable d’une parole, je m’efforçais de combattre le tremblement qui m’animait à nouveau pour noter avec la plus grande précision tout ce qu’elle me confiait. Une transe inédite me possédait, le corps et la conscience accordés par l’évidence. Je notais sans discontinuer, voyant s’inscrire sous mes yeux ce que je refusais encore d’admettre, ce qui ne pouvait advenir :
A travers une jeune femme de vingt-six ans au récit brûlant, en face de moi, c’était ma mère, que l’âge et le deuil avait récemment emportée, qui me dévoilait directement tous les détails de sa jeunesse.
Je reconnus alors l’intensité du regard, je sus déceler les intonations maternelles dans cette voix que la cigarette et l’alcool n’avaient pas encore dénaturée, il me sembla retrouver sur ce visage harmonieux les expressions effacées chez ma mère par le deuil et les années.
Tout dans le récit de la jeune femme concordait. Son père féru d’échecs, les voyages, le grand frère voyageur abîmé en mer juste avant le mariage de ma mère — à vingt-six ans précisément, cela me revenait. Sa mémoire était excellente, sans failles, je retrouvais avec la même précision les histoires que j’avais lues dans le carnet de mon grand-père, et, sans avoir osé l’espérer, je rencontrais pour la troisième fois la petite gabardine verte…
Il faisait nuit lorsqu’elle quitta le cabinet. Non qu’elle eut terminé son récit, mais sous le coup de la fatigue, nous avions tacitement convenu de poursuivre aujourd’hui, à la même heure.
Je ne lui ai rien révélé du fantastique de notre relation.
Lorsqu’elle avait évoqué Moo-Laïn – qui ne tarderait pas à lui appartenir, sans qu’elle le sache encore – je ne lui avais pas non plus montré la marionnette dans la boite à chaussure qui reposait à la place de la bouteille de whisky, dans le dernier tiroir de mon bureau. De même, je n’avais pas demandé de précisions – j’en eus été bien incapable, de toute façon – lorsqu’elle avait raconté les pans de son histoire qui m’étaient restés inconnus. Tout cela était bien trop édifiant pour que je puisse aller plus loin déjà que de le vivre…
J’avais repris quelques cachets pour m’efforcer d’accueillir Mlle Gaëlle sans éveiller ses craintes, avant de reprendre le chemin de mon domicile, abruti par les drogues et le choc de la journée, une boite à chaussures sous le bras. Pendant toute la soirée, je fus pris de tremblements incontrôlés, avant d’être terrassé, au milieu de la nuit, par de nouveaux calmants.
Je n’aurais pas dû la revoir.
J’aurais dû avertir quelqu’un, un collègue, un ami – ma sœur.
Mon silence va à l’encontre de toutes les règles de déontologie,d’éthique.
Je suis incapable de prévoir jusqu’où m’emportera cette incroyable relation.
Les troubles qui m’assaillent sont de plus en plus violents, incontrôlables. Ce soir, j’ai déjà de la peine à écrire.
Je devine que la présence de Moo-Laïn à mes côtés n’est pas innocente. Peu à peu, il devient évident que je suis le prochain sur la liste, c’est inévitable. C’est d’ailleurs probable que je ne tienne pas la semaine. Ma sœur a déjà tous les papiers, de toute façon.
Peu m’importe la suite, tout peut maintenant s’arrêter.
Aujourd’hui, elle n’est pas venue seule au cabinet.
Aujourd’hui, j’ai rencontré mon père.
À mes neveux,
Théodore Frot
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