Pascal. Qu’est-ce que j’ai la dalle, moi ! Elle est bien cette soirée, mais j’ai pas dîné et y’a rien à bouffer.
Eutique. Attends, je connais un p’tit mec sympa près d’ici, tu verras, il vient d’ouvrir. C’est un nouveau concept : un kebab-philo.
Pascal. Un quoi ?
Eutique. Un kebab-philo. Tu connais les cafés philo ? Hé ben lui, il a eu l’idée d’ouvrir un kebab-philo. Ca marche super bien apparemment, tu vas voir. (ils arrivent à la baraque) Bonsoir !
Patron. Bonsoir.
Eutique. Je vais vous prendre un grec. Vous avez quoi, déjà ?
Patron. Démocrite, Epicure, Demosthène, Héraclite, Anaximandre…
Eutique. Ouais, je vais vous prendre un stoïcien.
Patron. Socrate, Descartes, Platon ?
Eutique. Pardon ?
Patron. Un complet, Socrate, Descartes, Platon ?
Eutique. Euh, non, sans Platon ! J’ai bien l’intention de me serrer une petite meuf ce soir, vaut mieux pas que je pue trop de la caverne…
Patron. Quel concept ?
Eutique. Mettez-moi de la Transcendance, avec un peu d’Absolu. Mais pas trop, après ça arrache.
Patron. Ok. Et pour vous ?
Eutique. Tu veux quoi, Pascal ?
Pascal. Euh, ben, mettez-moi la même chose. Par contre, vous pouvez y aller sur les épices…
Patron. Si vous voulez, j’ai ma spécialité… Mais, je vous préviens, c’est vraiment fort, faut être habitué…
Pascal. Euh, ben, pourquoi pas, qu’est-ce que c’est ?
Patron. C’est une sauce à partir d’ail qui vient des Balkans. Là-bas, ils s’en servaient pour décimer leurs ennemis pendant le conflit en Bosnie… Ils appellent ça l’Ail de guerre !
Pascal. Bon, ben ok, va pour l’Heidegger !
Patron. (se retournant vers l’intérieur de son resto) Montesquieu, y’a quelqu’un à la porte ! Ca doit être Berg qui vient te chercher !
Pascal. (regardant là où le patron prépare) Tiens, c’est marrant, j’ai jamais vu ça, c’est des plaques électriques ? à induction ?
Patron. Non, c’est un modèle qui vient de sortir, ce sont des plaques à déduction logique. Avec elles, impossible de rater n’importe quelle recette, c’est mathématique ! (puis se retournant à nouveau) Montesquieu ! Berg sonne ! Va ouvrir ! Et métaphysique avant de sortir !
Eutique. Ah, putain, j’en ai plein les pattes moi, j’ai marché toute la journée, j’ai plus l’habitude.
Pascal. Ah bon ? Mais qu’est-ce que t’as fait de ta voiture ?
Eutique. Ben, hier, y’avait des vieux bruits, et ce matin elle m’a fait des caprices, alors j’ai préféré la laisser au garage pour qu’ils me vérifient tout.
Pascal. Ouais, t’as raison, il vaut mieux être Proudhon. C’est quelle Marx ?
Eutique. (prononçant à l’asiatique) « Spinoza », c’est japonais je crois. J’ai trouvé le numéro d’un concessionnaire dans le Plotin. Et toi, toujours pas décidé ?
Pascal. Oh là, non, surtout pas quand tu me racontes ça. Et puis t’as vu les prix à la pompe ? Non, t’es fou ! « L’existence précède l’essence ». J’existe, donc je marche. C’est comme ça. D’ailleurs, putain, en ce moment, y’a des poulets partout dans la rue ! Toi, t’es peinard, il recommence à faire beau, tu respires de grandes bouffées Diogène, mais partout y’a des flics Kirkegaard du coin de l’œil comme si t’étais toujours hors-la-loi ! J’te jure, avec Sarko, j’ai peur qu’on ait plus le droit de rien faire. Y’a de moins en moins de liberté !
Eutique. Ouais, c’est clair, c’est du despotisme…
Pascal. Tsé, bientôt, on sera considéré comme des robots ou comme des chiens !
Eutique. Ouais, c’est clair, c’est du Dogmatisme…
Pascal. Franchement, chaque jour, c’est de pire en pire !
Eutique. Ouais, c’est clair, c’est de l’Empirisme…
Pascal. T’as plus le droit de te promener à plus de trois, ni de porter de signes religieux à l’école, ni de faire venir ta famille quand t’es immigré, ni de lire ce que tu veux, ni…
Eutique. Ouais, c’est clair, c’est du Nihilisme…
Pascal. Tsé, ma copine, Lise, elle a bien une idée, mais…
Eutique. Ouais, enfin, l’Idéalisme… (se tournant brusquement vers le patron) Oh, vous pouvez mettre plus fort la radio, s’il vous plait ? J’adore cette chanson ! (chantant à la Johnny) Quoi, Hegel ? Qu’est-ce qu’il a, Hegel ? (cessant de chanter aussitôt) Ah, mais vous vendez du vin, c’est nouveau ça ! Qu’est-ce que vous avez ?
Patron. Oh, pour l’instant, j’ai qu’un seul modèle, c’est un petit vin de cépage.
Eutique. Du cabernet-sauvignon ?
Patron. Non, c’est un merlot.
Eutique. Faîtes voir… (lisant) Merleau-Ponty… Ah oui, effectivement. (lisant) Domaine Vito…
Pascal. Ahhhh ! (citant majestueusement) In Vito Lévinas ! (après un court temps où il est dans sa rêverie, chantant à la tabadabadam) « Il y’a le Ça lalalala, ça lalalala, Et puis le Moi lalalala, moi lalalala, Et le Surmoi lalalala… »
Eutique. (se retournant vers lui) Hein ?
Pascal. (sortant de son délire) Hein ? Non, rien, je Freud-onne… (au patron, à voix basse, en regardant à droite et à gauche) Et, euh… vous savez pas où je peux trouver du Nietzsche ?
Patron. Ah non, monsieur, moi je touche pas à ça monsieur, c’est interdit par la loi !
Pascal. Allez… un p’tit volume,quoi… juste de quoi se rouler quelques pages, pour dépanner, tu vois bien, on est en galère… C’est pour mon pote Eutique, là !
Eutique. (s’étirant avec énergie) Ahhhhhh, putain ! J’ai une de ces Volontés de puissance, moi !
Patron. Non, monsieur, n’insistez pas, j’ai rien je vous jure. Ca fait douze euros avec le vin.
Pascal. Ouais, ouais, ok, laisse tomber. Ah merde, je suis à sec. (se tournant vers Eutique) T’as de la maille, Eutique ?
Eutique. (payant) Ouais, c’est bon. Mais allez, viens, faut qu’on se magne, je crois que le spectacle continue…
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