… d’une main blanche et délicate, la secrétaire lui verse amoureusement un filet d’eau tiède sur la nuque, en pressant contre lui son corps gracile. Il embrasse la peau chaude, empreint d’une torpeur incorruptible, dont le réveil le tire pourtant à la première sonnerie. Alors, comme toutes les matinées de semaine, il se débarrasse du corps brûlant de sa femme qui tente pâteusement de lui rendre un baiser, stoppe sa progression du rempart de la couette, puis s’enfuit dans la salle de bain poursuivre en vain le rêve interrompu, qui file comme toujours dans le siphon avec les gouttes salées de la nuit. Brossé de près, usé par le rasoir, il ajuste les pois de sa cravate au fond du couloir, cherchant dans le reflet, sur l’épaule, une caresse improbable. Un ronflement léger rythme ce matin gris, il a relevé d’un geste tendre la parure sur les épaules de son épouse, retenant au dernier moment un baiser sur le front. Maintenant, il boit assis dans la cuisine un café équitable réchauffé, le regard machinalement porté sur l’assiette en faïence accrochée au mur. Destin d’une poterie paysanne… Il quitte l’appartement en douceur. Il n’a pas regardé par la porte entrouverte la chambre de sa fille, il n’a pas enduré une fois encore la confusion de son abri déserté, il ne pense à rien, s’y efforce en tout cas, l’espoir inavoué qu’une image agréable lui revienne. Avec quelques minutes d’avance, il entre dans son bureau où l’assistante finit de préparer la journée. « Alors, alors… Ouh, mais ça m’a l’air fameux tout plein, tout ça ! On va se régaler aujourd’hui, vous allez voir. J’en salive déjà, hi hi hi ! » Elle est comme ça, cette assistante, un peu loufoque et gourmande. Une petite boule sympathique et bavarde, la voix de son maître. Il écoute le menu en déposant avec application le contenu inutile de sa serviette sur le bureau verni, se laisse bercer par l’organe harmonieux de la jeune femme dont il voit furtivement les babines tressaillir. « Hi hi, ouh ! On commence fort ! Je vous passe les hors d’œuvres, mais pour l’entrée vous êtes attendu tout bientôt chez l’eunuque pour le bilan de l’opération Couleuvre ! Un rendez-vous de gourmets, vous allez voir… Dépêchons-nous, ils vont commencer sans vous ! » Quelle âge peut-elle bien avoir, cette petite folle, un ou deux ans de plus que sa fille, pas plus. Jeunette hystérique mais raisonnable, pas du genre à découcher au pied levé, à ruiner la santé de ses parents. Propre sur elle, gentille, sage. Pénible, somme toute. Elle termine le programme de la journée qu’il n’écoute déjà plus, il s’est échappé par la vaste fenêtre donnant sur l’agitation locale. Il détaille ce camion blanc en double file. Les flux le contournent, la ville l’ignore. Un point commun entre eux. N’en faut pas plus pour ce sentimental. « Hi hi hi ! » Il a compris le signal. En route.
- Ah, vous voilà. L’opération est un succès. Allons-y, je vous prie.
Il rejoint le fauteuil libre, à côté de Ponce Pilate, un homme se lève, la salle s’assombrit et le mur qui leur fait face commence à s’animer. Des journaux télévisés de la veille. Il se rappelle la comédie devant sa femme : la fausse surprise, mais l’indignation réelle. L’homme debout s’est mis à parler. Il décrit les images, toujours les mêmes d’une chaîne à l’autre, issues d’une caméra amateur anonyme. On voit des médecins aux couleurs de la marque porter secours aux enfants juste après l’explosion. On voit la marque, les enfants en sang, la marque, la marque. Peu crédible, se dit-il en revoyant les images. Et pourtant. « Comme vous le constatez, poursuit l’homme, nous pouvons nous vanter d’une couverture maximale dans toutes les éditions de toutes les chaînes, nous relevons un impact inégalé dans la presse écrite – voyez les unes de ce matin – et c’est un véritable raz de marée sur internet : tous les bloggers influents ne parlent que des jouets sauveurs. Pour toute la population aujourd’hui, vous incarnez le salut. Dans un monde en crise à toutes les échelles, de foi, de valeurs, financière, se lève aujourd’hui un rédempteur face à l’adversité, un symbole de confiance, un pilier solide pour aborder avec sécurité tous les dangers de la vie, et ce dès le plus jeune âge. Vous n’aurez plus faim, vous n’aurez plus froid, retrouvez le goût de la vie avec les jouets… »
- Sauf qu’on est associé à la mort d’une vingtaine d’enfants.
Ponce Pilate réveille l’auditoire. Tout le monde était aux anges, qu’est-ce qui lui prend. L’Eunuque lui jette un regard violacé.
- Je vois qu’un doute subsiste, malgré les nombreuses séances de travail concerté qui nous ont menés à choisir cette option. Il est bien sûr trop tard pour envisager d’autres méthodes, mais laissez-moi vous rappeler l’essentiel de notre réflexion. Une opération de communication est le fruit d’une demande réfléchie de la part de l’entreprise qui souhaite atteindre un objectif précis, le plus souvent se faire connaître auprès d’un public ciblé. Notez bien : ciblé. Nos premières réunions ont permis de déterminer ce public : il s’agit d’une tranche couvrant la couche supérieure des classes populaires jusqu’à la moitié la plus modeste de la classe moyenne. Vous pouvez constater que vous ne faites pas partie de cette cible. En conséquence, votre réaction n’entre pas en compte dans l’évaluation de cette opération. Aussi surprenant que cela puisse vous paraître, je peux vous assurer qu’un train de vie inférieur vous aurait fait considérer cet événement de l’œil que je décrivais à l’instant où vous m’avez interrompu. Lisez les journaux. Écoutez les nouvelles. Où êtes-vous associés au crime ? Dans les colonnes-débat des hebdomadaires à faible tirage, peut-être ? Qu’importe ! Vos clients ne les liront jamais. Enfin, je me permets de préciser que les enfants ne sont pas encore morts, nous avons bon espoir d’en sauver au moins une dizaine dont le témoignage émouvant fera vite oublier toutes les questions qui pourraient se poser aux esprits retors.
- Mais on était à deux pas ! Si c’est pas louche, ça !
Assis à sa droite, il vient de comprendre que Ponce Pilate réagit ainsi pour se défendre de l’horreur dont ils sont la cause. Bien sûr que tous ces points ont été vus en détail à de multiples reprises, tout a été minutieusement calculé. Mais l’on ne se pardonne pas si facilement d’avoir assassiné vingt-cinq gosses. Même à distance, dans la pénombre d’un bureau climatisé. L’homme fringant qui les rassure aujourd’hui pour avoir son chèque, celui qui a conçu toute l’affaire dans ses moindres détails et qui rajuste maintenant ses lunettes en écaille, cet homme-là n’aura jamais d’enfant.
- Vous étiez à côté, certes. Comme la quarantaine de passants dont les médias s’arrachent le récit. Ceux-là sont-ils suspectés une seconde ? Je signale que, contrairement à eux, vous n’étiez pas que là, puisque les stands « Joue pas avec mon avenir » avaient soigneusement été disséminés dans toute la ville. Une opération-parrainage d’une marque de jouets pour promouvoir l’éducation des enfants, quoi de plus innocent ? Avocats, pompiers, architectes ont joué le plus honnêtement du monde leur rôle de couverture, et les médecins, qui n’en savaient pas plus, se sont tout naturellement précipités vers la terrible catastrophe qui s’est déclenchée sous leurs yeux. Aucun de tous ceux-là n’a jamais soupçonné l’opération Couleuvre, croyez-moi. Une heureuse coïncidence a simplement placé le stand médical près de l’école, le genre d’événement fortuit qui renforce la ferveur populaire. Les gens croient en vous désormais.
Je vous en prie, ne nous prenez pas pour des amateurs.
Un curieux malaise risque de s’installer. Ponce Pilate n’en a pas fini, ne pourra plus désormais en avoir jamais fini, son voisin sait bien jusqu’où ça mène ce genre d’état. La folie est une délivrance. Chacun s’exile à sa manière. Tous ici sont déjà partis. L’homme debout se ressers un verre d’eau, l’Eunuque et ses voisins transpirent. Ponce Pilate ne contrôle plus rien, il lui prend le bras doucement, ils se lèvent en silence, il fait chaud. Dans le miroir du lavabo où son ami s’asperge maintenant à se noyer, il cherche un recoin tranquille, une aire de repos sanitaire à l’orée du monde. Il ne voit que leurs corps blêmes cinglés de néons, perdus dans la blancheur écarlate de l’aventure humaine. Viens, allons prendre un café, ça te fera du bien. Viens, je vais t’apprendre à renoncer, je t’indiquerai les refuges où se perdre, tapi au fond de soi, caché entre deux vies. Ils marchent dans le feutre du couloir. Au fond, la machine tourne déjà à plein régime, on y trait sans relâche le jus familier. Une main blanche quand ils arrivent s’apprête à recueillir le liquide. Le nectar quotidien. Une main blanche pourvoyeuse de douceurs assurément, pour qui saurait s’en montrer digne. Abandonnant Pilate à la fontaine, il pivote légèrement pour suivre ces doigts délicats dont l’ajustement d’un tailleur sur de fermes rondeurs ne cesse de révéler l’adresse. Où vont-ils ces doigts divins, vers quelle mâle destinée dont il ne peut qu’être exclu ? Ils s’enfuient déjà au loin, portés par la grâce. « Tiens, c’est chaud. Il n’y avait plus de sucre. » Le vertige est passé, ils peuvent rejoindre la réunion. La conférence de presse va commencer.
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