écrits, rires, cris
Entretien avec Mlle Q.Q.
Philippe Thomas #1
juin 2010
- Allez-y.
- Ben, moi… je voulais juste être connue, en fait.
- Attendez, présentez-vous d’abord.
- Ah ! Oui, euh, je suis opératrice de repérage dans un grande entreprise nationale de typologie.
- Laquelle ? Vous pouvez nous le dire ?
- Euh… (silence gêné) Non, je préfère pas.
- Vous n’avez pas le droit ?
- Je ne sais pas.
- D’accord. Continuez, s’il vous plaît.
- Je… J’aime bien mon travail, vous savez. Je n’ai pas à me plaindre, c’est une situation extrêmement stable. Il n’y a quasiment aucun risque de perdre sa place.
- Vous voulez dire que vous êtes fonctionnaire ?
- …
- Ça vous dérange d’en parler ?
- (comme si elle n’avait pas entendu) C’est très dynamique, vous savez, je rencontre beaucoup de gens. Surtout dans mon secteur.
- Votre secteur ?
- Bon, c’est une grosse entreprise. Tout est hiérarchisé. Elle est divisée en une centaine de sections, elles‑mêmes divisées en secteurs. Il y en a des plus dynamiques que d’autres, moi j’ai plutôt de la chance, ça tourne souvent.
- Ça tourne souvent ? Mais vous venez de dire qu’on ne peut pas perdre sa place…
- Non, ce sont les usagers, enfin les clients, qui tournent souvent ! Ceux que je représente.
- En somme, vous êtes plutôt contente de votre emploi…
- Oui…
- Mais ça ne vous suffisait pas.
- C’est que… Depuis le temps que je suis à ce poste — beaucoup trop longtemps à vrai dire (rire timide) — ça devient répétitif à la longue. Et puis…
- Vous avez eu de mauvaises expériences… ?
- Non, non ! Mais… en fait le problème, c’est que ça ne laisse pas du tout de place pour autre chose à côté. Tout est fait pour que la personne se confonde avec le poste… qu’on en vienne même à utiliser son nom pour parler de sa place !
- C’est vraiment ce qui arrive ?
- Oui, oui ! Ça ne marche que comme ça ! Par exemple, on dit « le … … (prénom et nom d’un de ses collègues) » pour évoquer la place qu’il occupe !
- Ça vous révolte, à ce que je vois.
- Et on ne peut rien dire ! Nos droits élémentaires sont bafoués, mais ils ont la loi pour eux. On ne peut jamais s’exprimer — enfin d’habitude. On ne nous considère jamais pour ce que nous sommes. Tout le monde nous utilise, mais personne ne nous connait. Il y a bien quelques célébrités, mais elles n’y sont pour rien, tout ça c’est grâce à leurs clients. Alors elles prennent la grosse tête, elles ont l’impression d’exister mieux que nous, mais en fait, ça ne change rien, on est tous les mêmes pions dociles d’un même système…
- Sauf que pour vous maintenant, c’est différent. On parle de vous. Et pas grâce à vos clients…
- Oui…
- Vous êtes contente ? C’est ce que vous attendiez ?
- Pas vraiment… Je suis plutôt déçue, en fait. Encore une fois, on m’utilise sans me connaître. Mais bon, au moins je peux m’exprimer, grâce à vous.
- Revenons un petit peu sur ce qui s’est passé.
- J’avais décidé de ne plus être invisible, alors…
- Attendez, qu’est-ce qui vous a décidée ?
- Vous voulez dire, le jour où j’ai pris la décision ?
- Est-ce qu’il y a eu un élément déclencheur ?
- Non, je ne me rappelle pas… Le collègue d’en face draine beaucoup plus de clients que moi, depuis plusieurs années. Un jour, j’en ai eu marre. J’ai voulu reprendre l’avantage sur tous ceux-là, mes « collègues », qui ne voient pas la réalité. Oui, parce que dans le fond, c’est ça le problème : ils acceptent tous d’être des ustensiles dont on confisque le nom au profit de… (s’interrompt brutalement) Enfin, j’en ai eu marre, quoi.
- Qu’avez-vous fait alors ?
- Je ne savais pas trop comment changer la situation. Et puis, comme vous le savez, je ne peux pas bouger, ça limite beaucoup les possibilités d’action… En feuilletant un journal abandonné en face de moi, je suis tombée sur les petites annonces.
- Vous cherchiez quelque chose de particulier ?
- Non, mais j’aime bien les petites annonces.
- Pourquoi ?
- C’est un espace singulier, au milieu d’un journal. Un regard plus direct sur les gens, une trace brute et codée à la fois. Vous vous rappelez par exemple ces messages entre terroristes et agents secrets ? Peut‑être que j’attendais sans le savoir une annonce qui m’était destinée.
- Et c’est ce qui est arrivé.
- Oui, enfin, en tout cas, je l’ai prise pour moi !
- Quel était ce message ?
- Je ne me souviens plus très bien… Il était question d’un petit groupe qui voulait « donner la parole à ceux qui n’avaient pas d’espace pour la faire entendre ». Ils étaient en recherche d’un représentant… un « pivot stratégique » je crois qu’ils avaient marqué. Ils voulaient quelqu’un prêt à se mettre en avant…
- Et ça vous a parlé.
- Évidemment, je me suis sentie concernée !
- Comment êtes-vous rentrée en contact avec eux ?
- Il fallait appeler un certain Paul, qui se chargerait de filtrer les candidatures. J’ai appelé. Il a accepté de venir me voir. Apparemment, il y a avait beaucoup de candidats.
- Il faut croire que beaucoup de monde n’arrive pas à se faire entendre, de nos jours… Est-ce qu’on proposait une rémunération ?
- Non, même pas. Et je crois que vous avez raison, il y a aujourd’hui beaucoup de gens qui n’ont pas l’impression d’être pris en compte et qui cherchent à le faire savoir…
- Mais c’est vous que « Paul » a choisie.
- Oui. Enfin, pas vraiment. Je faisais partie des candidats qu’il avait sélectionnés. Nous étions une dizaine.
- Et qui vous a départagés ?
- C’est le petit groupe.
- Le petit groupe ?
- Celui qui avait posé l’annonce.
- Vous voulez parler d’…
- (brusquement) Oui, oui. C’est eux.
- Combien sont-ils ?
- Je ne sais pas si je peux vous le dire.
- Pourquoi ? Vous avez passé un contrat avec eux ?
- Non, mais… bon, ils sont trois.
- Paul n’en fait pas partie ?
- Non. C’était juste un intermédiaire.
- Pourquoi avez-vous finalement été choisie ?
- Je ne sais pas. J’ai même eu l’impression que c’était un peu par hasard.
- Vraiment ?
- Oui, oui…
- Ils sont venus vous voir ?
- Même pas.
- Ça vous a déçue ?
- Oui. Là encore, ils ne se sont fiés qu’à une impression abstraite, à partir de mon nom. Bon, et aussi à ce que leur a dit Paul, éventuellement.
- Peut‑être vous ont-ils justement choisie sur votre nom…
- Mon nom ? Ce n’est pas un de ceux qui ouvre les portes, pas comme… enfin. Le nom de mon père, je crois que c’est l’un des plus répandus, et ma mère m’a laissé une petite particule issue d’une vieille noblesse… Moi, je ne m’en plains pas du tout, mais je ne vois pas très bien comment ça aurait joué en ma faveur…
- Et une fois que vous avez été choisie, que s’est-il passé ?
- Rien, justement ! Je pensais qu’ils me contacteraient pour lancer leur projet, mais aucun d’eux ne s’est manifesté !
- Ils ne vous ont pas prévenue de ce qu’ils allaient faire ?
- Non ! C’est incroyable, n’est-ce pas ?
- C’est pourtant le minimum de respect à avoir…
- Comme vous dites !
- Mais pourquoi ont-ils mis une annonce avec tout un processus de sélection par personne interposée, s’ils n’avaient même pas l’intention de vous rencontrer… ?
- Je ne sais pas ! Je ne comprends pas…
- Vous vous sentez encore une fois utilisée…
- Oui… Je commence à avoir l’habitude. Heureusement que vous êtes venu me rencontrer et m’interroger — vous êtes le seul ! — sinon je n’aurais même pas été au courant…
- Êtes-vous d’accord avec ce qu’ils ont fait ?
- Quoi ? Leur petite revue, là, dans laquelle vous écrivez un texte ? En soi, j’ai rien contre le fait qu’ils fassent écrire des artistes — c’est bien ce que vous m’avez expliqué, n’est-ce pas ?
- Oui, oui, c’est bien ça.
- Oui, bon, voilà, ça ne me dérange pas. Je ne vois pas très bien ce que ça a d’original comme projet, mais ça ne me dérange pas. Par contre, la façon dont ils m’ont traitée, je trouve ça scandaleux.
- Mais grâce à eux, vous allez peut‑être devenir célèbre. Bientôt, vous serez peut‑être aussi connue que Trente‑Six Quai des Orfèvres, ou que celui à Paris qu’on n’appelle désormais plus que par son prénom : le fameux Cent‑Quatre…
- Si c’est pour me trainer la même réputation qu’eux… Enfin, je ne vais pas me plaindre non plus.
- Qu’allez-vous faire ?
- Moi ? Comment ça ?
- Est-ce que vous allez réagir, vous manifestez auprès d’eux ?
- Je ne sais pas, ça m’a tellement surprise…
- Je comprends.
- En fait, j’ai l’impression que c’est une attitude qui se répand de plus en plus.
- Une attitude ?
- Une sorte de… comment pourrait-on dire… de relation jetable… Oui, oui c’est ça. C’est de plus en plus rare aujourd’hui d’avoir de véritables échanges… Pas avec ses amis, je veux dire, ceux-là, c’est différent. On a souvent de vraies relations avec ses amis, enfin, ça dépend… Mais bon, par exemple, faire des rencontres désintéressées. Vous savez, juste rencontrer quelqu’un et discuter, pour essayer de le connaître, sans autre arrière-pensée ? Ne parlons même pas des rencontres imprévues… Moi je n’en fais jamais. Je sais pas, c’est comme s’il fallait qu’il y ait toujours autre chose en plus, une raison, un objectif, quelque chose à récupérer. Un intérêt, en fait… Et dès qu’on a eu ce qu’on voulait, hop, on disparaît… C’est un petit peu…
- …l’esprit du temps pourrait-on dire, n’est-ce pas ? Voilà en tout cas de la matière à penser pour nos lecteurs. Grâce à vous, je ne doute pas que cet échange aura toute sa place dans la revue. Merci beaucoup mademoiselle, d’avoir partagé cette expérience avec nous.
- Mais…
- Et je vous souhaite, bien sûr, de faire à l’avenir de superbes rencontres. Au revoir, mademoiselle. Et encore merci.
- …au revoir, monsieur.
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